Deux cents ans se sont écoulés depuis l’invention du négatif papier. Bien des choses ont changé depuis, mais plusieurs sont restées les mêmes. Quelle est la prochaine étape?
LA NATURE ÉVOLUTIVE DE L’IMAGE
La photographie évolue depuis sa création : c’est une technique qui n’a jamais été statique. Elle a été façonnée, entre autres, par les changements technologiques, l’esthétique, l’accessibilité, et par la place qu’elle occupe dans la culture populaire. Nous sommes passés d’un processus photographique long, laborieux et coûteux à la commodité du rouleau de film, au développement en une heure et au film instantané pour arriver, finalement, à l’image numérique, plus rapide que l’instantané et théoriquement gratuite. Pourtant, certaines choses sont demeurées les mêmes. Nous prenons encore des photos pour témoigner des évènements importants qui marquent notre quotidien, preuves irréfutables que quelque chose est bel et bien arrivé, que ce soit le mariage d’un être cher, l’anniversaire de notre enfant ou des vacances en famille. Nous accrochons toujours des photos à nos murs, même si on tarde encore à reconnaître la photographie comme faisant partie des beaux-arts. Et finalement, nous demeurons submergés d’images, un phénomène que l’on attribue à tort à l’ère du iPhone, mais qui a plutôt débuté avec l’arrivée du Brownie, à l’aube du 20e siècle. Bref, plus ça change, plus c’est pareil diront certains, à raison. Il est toutefois évident que la photographie a évolué depuis le moment où Niépce a réussi à créer son premier négatif autour de 1816. Une image photographique est maintenant porteuse de nouvelles; rien de neuf là-dedans, à part qu’elle éclipse de plus en plus le texte. Nous « lisons » grâce aux images, les mots étant souvent relégués à la simple fonction de confirmer notre interprétation. Les photos peuvent même sauver des vies grâce à l’imagerie médicale et nous aider à redéfinir notre identité au travers de notre imaginaire collectif — pensons à la célèbre image de Terry Fox courant devant la voiturepatrouille de la gendarmerie royale. L’image photographique a également changé notre façon d’appréhender les guerres, les droits civils, l’exploitation des enfants et une foule d’autres questions sociopolitiques. Nous vivons et apprenons par les images à une intensité grandissante. Nous ne photographions plus seulement les évènements importants pour nous, mais presque tous les évènements. Au moment où j’écris ces lignes, un adolescent est en train de cadrer son moka glacé avant d’en prendre une gorgée. Hier, au MoMA à New York, j’ai pu voir des douzaines de gens visiter le musée, le regard rivé au minuscule écran de leur cellulaire. Étaient-ils en train de se créer un souvenir, de documenter le moment ou d’envoyer un message visuel? Snapchat et Instagram ont largement dépassé la simple fonction d’album photo numérique. Ces plateformes de médias sociaux sont puissantes et, plus important encore, sont entièrement basées sur l’image. Ne dit-on pas qu’une image vaut mille mots? La photographie est plus efficace et appropriée dans notre monde au rythme effréné. La photo n’est plus une fin en soi, nous cherchons maintenant à vivre à travers elle. En 1840, Edgar Allan Poe écrivait* à propos de l’invention du daguerréotype (traduction libre) : « L’examen minutieux du dessin photogénique révèle seulement une vérité plus absolue. » En cherchant, encore et encore à vivre la vérité véhiculée par une fraction de seconde, nous courons le risque de devenir « accros » à une sorte de réalité photographique tout en ratant ce qui se déroule sous nos yeux, dans notre propre existence. Une photo confirme, convainc, transforme et transporte. L’image photographique influence à la fois nos connaissances et nos croyances, qu’elles soient vraies ou non. L’adolescent et son moka glacé, comme des millions d’autres, semble douter de la réalité même sans son témoin photographique. Pourquoi prenons-nous en photo le Château Frontenac, par exemple? Nous savons tous de quoi il a l’air et des tonnes de photos se trouvent en ligne. Mais nous nous tenons là, à appuyer sur le déclencheur, créant nos propres reproductions du bâtiment emblématique. Nous voulons peut-être nous souvenir du moment? Voulons-nous prouver à quelqu’un que nous étions véritablement sur place? Sommes-nous, comme Poe l’a écrit, à la recherche d’une vérité plus absolue, pointant notre regard sur ce qui peut être aperçu seulement dans la totale immobilité d’une image? Les photographies font partie intégrante de notre existence. Vous n’avez pas à me croire sur parole; essayez seulement d’imaginer le monde sans elles. Mieux encore, essayez de passer toute une journée, ou même seulement une heure, sans prendre une photo avec votre téléphone — un véritable défi pour les moins de trente ans.
LA PHOTOGRAPHIE COMME ART
Tandis que l’image photographique évoluait dans sa représentation et dans l’espace qu’on lui consacrait, elle évoluait aussi, ou du moins changait, en tant que forme d’art. L’art, et non la documentation ou la communication, était peut-être l’intention originale de la photographie. La plus vieille photo ne montre pas un événement marquant, une preuve légale, une procédure médicale ou même un moka glacé : c’est simplement la vue que Niépce avait de sa fenêtre. Durant les deux cents années ou presque qui ont suivi la création de cette image, nous avons cherché à faire entrer la photographie au panthéon des beaux-arts. Nous avons vu bien des fenêtres et tout ce qu’on peut imaginer d’autre. Des photographes se plaignent que tout a été photographié. Comment fait-on alors, en 2017, pour créer une image qui soit rafraîchissante, originale et captivante? C’est la question qui tue. Ingmar Bergman a déjà dit : « Je ne veux pas créer une œuvre que le public consommera passivement… Je veux les frapper aux reins, pour décrasser leur indifférence, pour les brusquer hors de leur complaisance. » Quelle tâche monumentale dans une époque où plus rien ne semble choquer ou déstabiliser, où tous semblent souffrir d’une certaine complaisance. Nous avons traversé des périodes où la photographie « conventionnelle » comme le photojournalisme dominait, d’autres périodes de retouches subtiles (pictorialisme) ou de manipulation d’image plus intenses (surréalisme). On a vu le cubisme, le futurisme, l’expressionnisme abstrait, le minimalisme et ainsi de suite. La photographie a emprunté la plupart des mêmes courants que les beaux-arts. De l’équivalent de la toile blanche ou des quelques lignes colorées de Mondrian à la contrepartie des montres molles de Dali et du flou de Monet, la photographie a touché à tout. En fait, on pourrait dire que la boucle est bouclée en ce qui concerne les sujets et les techniques. Pendant la dernière partie du 20e siècle, les photos de fleurs ou du proverbial bol de fruits n’étaient pas de mise, même chose dans la peinture ou le dessin. Maintenant, nous voyons réapparaître des natures mortes en photographie contemporaine. Les photographes semblent se tourner vers le vieux pour en faire du nouveau. Comme si nous étions choqués visuellement par la vue d’une banane dans un bol de fruits ou d’une poire sur le rebord d’une fenêtre. C’est peut-être justement le cas dans un monde où les images de guerres, de meurtres et d’accidents de voiture sont constamment déversées sur nos écrans à travers les médias sociaux. Nous avons peut-être soif d’un doux paysage, d’un bouquet de fleurs ou de la ligne subtile que dessine un monument connu. Ce qui nous choque et nous dérange ne se trouve peut-être pas dans ce que nous avons vu auparavant, mais plutôt dans ce qui est approprié à notre époque. En d’autres mots, si notre objectif est de déranger et de conscientiser, nous devrons peut-être cesser de chercher à créer quelque chose de nouveau, et plutôt regarder du côté des nécessités de notre époque. De cette façon, la photographie devra nécessairement être soumise aux changements de perspective, comme la vie elle-même. C’est un retournement qui mène vers de nouvelles possibilités pour tout artiste qui se sent enchaîné à la banalité de l’existence.
TROUVER SA VOIX
Oui, que ce soit la photo d’un étranger dans la rue ou d’une nature morte, tout a été fait. Mais ne désespérez pas. Tout n’a pas été fait par vous, façonné par votre point de vue qui est unique. C’est par là que la photographie continuera d’évoluer. Après deux cents ans de photographie, les sujets abordés et même les techniques utilisées peuvent sembler épuisés, mais votre vision est ce qui permettra à une image de se démarquer dans le monde d’aujourd’hui. Le mélange des médiums (numérique, film, transfert de pellicule, etc.) avec la lumière, la perspective et la couleur (ou son absence) ainsi que tout autre choix dans l’impression et la présentation d’une œuvre permettront certainement à des générations de sujets ordinaires d’être photographiées de façon extraordinaire. Les nouvelles manières de voir seront toujours envisageable, même quand nous changerons et gagnerons en maturité. Il n’est malheureusement pas possible de suivre une recette toute faite pour rendre notre travail unique et personnel. Ce n’est pas une science. Je peux toutefois vous partager ce qui m’a permis de développer un style propre à moi et ensuite en tirer quelques généralités. Mon énergie, certains diront mon anxiété, m’a poussé à abandonner certaines choses comme mettre mon appareil au niveau ou appliquer une mesure exacte de la lumière ou de la mise au point. On pourrait dire que j’ai adopté une approche « automatique » pour opérer mon appareil. Mais mon corpus d’images n’est pas seulement un ramassis de clichés automatiques. Mes photos monochromes ont un contraste élevé, celles en couleur sont sursaturées et, dans les deux cas, elles sont fragmentées et cadrées d’une façon étouffante. C’est la signature que j’impose à mon travail. En combinant d’autres facteurs, j’arrive à avoir un style qui commence à se démarquer, un style « Michael Sweet ». Il ne suffit pas d’acheter un appareil photo et d’appuyer sur le déclencheur. Même si une image est parfaite techniquement, elle peut tout de même tomber dans la mer d’images familières, dans le déjà vu. Nous devons dompter notre équipement, repousser ses limites et modifier ses façons d’opérer. Pourquoi les photos sur les permis de conduire sont-elles toutes identiques d’un point de vue esthétique et pourquoi les portraits sont-ils facilement identifiables à leurs créateurs? Grâce à se qui se trouve au-delà de « pointer et déclencher ». Grâce à l’utilisation d’un objectif grand-angle, d’un objectif brisé ou d’aucun objectif. C’est peut-être le choix du moment pour créer le portrait, juste avant ou juste après les autres photographes, qui fait la différence; le fait de choisir son propre « instant décisif ». Yousuf Karsh créait des portraits magnifiquement originaux qui démontraient une grande maîtrise technique, mais est-ce vraiment ce qui les rendait exceptionnels? Je dirais plutôt qu’il savait exactement quand appuyer sur le déclencheur; une décision cruciale en photographie. Un ingrédient de plus à notre recette : la confluence des facteurs qui font en sorte que notre travail va au-delà des lieux communs. La personnalité de Karsh était aussi un facteur. Ses croyances, ce qu’il vivait, ses valeurs, tout cela a influencé son travail et transparaissait à travers ses images. Lorsque nous étudions ses portraits, nous remarquons qu’il attendait patiemment que la personnalité de son sujet se révèle. Et c’est à ce moment, pas avant ni après, qu’il appuyait sur le déclencheur. Ainsi, les portraits de Karsh nous montrent ce que chacun de ses sujets a d’unique, mais, pris ensemble, ils nous révèlent également ce qui rend son travail si marquant : sa vision y est bien présente.
ALLER DE L’AVANT
La photographie continuera d’évoluer et de changer, et elle restera aussi la même. Mais souvenez-vous qu’il n’y a pas deux personnes qui voient les choses de la même façon et qu’il n’y a pas deux photographes qui peuvent faire exactement la même image. Alors, allez de l’avant photographes, caméra en main, et contribuez à repousser les limites de la photographie à votre manière. Évoluez avec le médium et embrassez le changement tout comme les constantes. Expérimentez et jouez avec les différentes variables non seulement pour que votre travail ressorte du lot, mais aussi pour exprimer votre propre voix. Que vous tentiez de créer une œuvre d’art, de documenter vos vacances ou simplement de prendre un cliché rapide de votre moka glacé, la place est toujours libre pour que vous puissiez vous démarquer et exprimer votre vision personnelle et évolutive. Nous nous sentons envahis par une mer d’images photographiques répétitives, et nous le sommes peut-être, mais nos ancêtres l’étaient aussi, Brownie en main. Faire des photos n’a jamais été facile, cette partie n’a pas changé.