René Magritte est-il un peintre? Soyons sans équivoque : il ne s’agit pas de se demander s’il est un « grand peintre » ou un peintre qui a compté dans l’histoire des arts plastiques au xxe siècle. Non, simplement : est-il un peintre? La question peut paraître provocatrice, voire bizarre, et d’aucuns y verront un jeu d’esprit adapté à un artiste dont le nom est immanquablement associé au mouvement surréaliste. Cependant, cette interrogation n’est pas un paradoxe. C’est d’ailleurs Magritte lui-même qui, tout au long de sa vie (1898-1967), a entretenu le doute. « Je ne suis pas je crois un peintre dans toute l’acception du terme, écrivait-il en 1967 à l’historienne d’art Phil Mertens. Si, dans ma jeunesse, la peinture était un grand plaisir, à certains moments, je n’étais pas inattentif à un sentiment spontané qui me surprenait : à savoir celui d’exister sans savoir la raison qu’il y a de vivre et de mourir. […] C’est ce sentiment qui m’a fait rompre avec des préoccupations – assez peu précises par ailleurs – d’ordre purement esthétique. » Et, un peu plus loin: « La peinture m’ennuie comme le reste ». La vraie préoccupation de René Magritte, ce sont les idées, celles qui pourraient expliquer pourquoi le monde tourne et presque toujours si mal, le chemin qui est le nôtre, la raison pour laquelle nous l’empruntons. La peinture est un outil, de libération et peut-être de reconstruction, dans un univers « prétendument civilisé », en réalité incohérent, absurde et corrompu et dont on voit « déjà briller dans la nuit les signes de la ruine future ». Magritte ne peint pas ce qu’il voit. Ni surtout ce qu’il ressent, le sentiment n’entrant jamais en ligne de compte. Magritte peint des images, qui sont la représentation de ce qu’il pense. La peinture est « chose mentale », affirmait Léonard de Vinci. Comment expliquer la genèse de cette vision ? Encore une fois, en le lisant. Car Magritte, écrivain prolixe, dit tout dans des centaines de lettres, articles, manifestes, entretiens. Sa première rencontre avec la peinture, il en fait le récit dans une conférence de 1938 qu’il intitule La Ligne de vie. Souvent remaniée, maintes fois reprise par ses amis, elle est au cœur de la pensée magrittienne. « Dans mon enfance, j’aimais jouer avec une petite fille dans le vieux cimetière désaffecté d’une petite ville de province. Nous visitions les caveaux souterrains […] et nous remontions à la lumière où un artiste peintre, venu de la capitale, peignait dans une allée […] L’art de peindre me paraissait alors vaguement magique et le peintre doué de pouvoirs supérieurs. » La suite n’est pas aussi enchanteresse. Magritte apprend que la peinture, loin d’être toujours l’instrument de libération dont il rêvait, peut aussi être « au service de n’importe qui ou de n’importe quoi », pratiquée par des artistes qui, renonçant facilement à leur liberté, ont les mêmes préoccupations et ambitions que celles du « premier arriviste venu ». Comment retrouver la magie éprouvée dans son enfance, face au peintre du cimetière, comment échapper « au bon sens qui l’ennuyait tellement »?
La consistance de l’objet
La divine surprise viendra de Giorgio De Chirico. Alors que Magritte gagne sa vie comme affichiste, après avoir tenté de dessiner des papiers peints modernistes, son ami Marcel Lecomte, futur co-fondateur du surréalisme belge, lui montre une reproduction, dans la revue parisienne « Les Feuilles libres », du Chant d’amour de Chirico (1914). Magritte a déjà exposé avec d’autres jeunes peintres à Anvers et Bruxelles, ses recherches l’ont mené du futurisme à l’abstraction. Très vite cependant, il s’en détourne : il lui faut trouver le moyen qui permettra aux objets de « révéler éloquemment leur existence », la consistance et la profondeur que le monde réel, quand bien même on le verrait à travers les yeux de l’abstraction, ne livre pas. Chant d’amour le bouleverse : on y voit le profil d’une statue antique placée à côté d’un gant rouge punaisé, dans un décor de ville désertée. Le peintre est fasciné: « Cette poésie triomphante a remplacé l’effet stéréotypé de la peinture traditionnelle ». Et encore : « C’est la rupture complète avec les habitudes mentales propres aux artistes prisonniers du talent, de la virtuosité et de toutes les petites spécialités esthétiques. Il s’agit d’une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et le silence du monde ». La beauté de l’arbitraire est dans l’air du temps. Ce n’est pas un hasard si le tableau de Chirico est aussi devenu une sorte de référence sacrée pour un mouvement de jeunes écrivains qui s’est formé à Paris et dont l’un des membres, André Breton, publie en 1924 le premier texte fondateur : le Manifeste du surréalisme. Avec lui on trouve surtout des poètes, Paul Éluard, Philippe Soupault, Louis Aragon, mais aussi des peintres, André Masson, Max Ernst, Francis Picabia… Au même moment exactement, à Bruxelles, Marcel Lecomte, Paul Nougé et Camille Goemans prennent un engagement semblable. Magritte les rejoint puis noue une étroite collaboration avec le groupe français, séjournant à Paris entre 1927 et 1930. En 1929, il publie dans la « Révolution surréaliste » un texte primordial, Les Mots et les Images, sorte d’inventaire des correspondances entre le texte et l’image, doublé d’une interrogation, désormais fondamentale dans son travail, entre l’objet et sa représentation. Sa réflexion aboutira à la célèbre toile, La Trahison des images (1929) : une pipe sous laquelle on peut lire la phrase « Ceci n’est pas une pipe ».
Un surréaliste méthodique
Magritte, peintre surréaliste ? C’est la catégorie dans laquelle on le classe le plus souvent, mais encore une fois, s’intéresser à lui, c’est accepter d’ouvrir une série de boîtes gigognes. L’équipée surréaliste, il y adhère pleinement dès 1925: « Leurs revendications révolutionnaires étant les nôtres, nous nous mîmes avec eux au service de la révolution prolétarienne ». Comment le Manifeste définit-il sa méthode ? « Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée… » Voici venu le règne de la beauté hasardeuse, « comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », selon les mots de Lautréamont, repris comme un mantra. Et, de fait, Magritte reconnaît que de 1925 à 1936, ses tableaux, « résultat de la recherche d’un effet poétique bouleversant », sont obtenus au moyen du « dépaysement » d’objets très familiers, images pourvues de fausses dénominations, toiles dotées de titres qui sont « une commodité pour la conversation et ne sont pas des explications ». Mais déjà, Magritte se démarque du mouvement parisien. S’il est surréaliste, c’est version bruxelloise. Méthodique, il refuse l’utilisation de l’automatisme, trop nébuleux à son goût. L’interprétation psychanalytique ne fera jamais partie de ses choix : « Personne de sensé ne croit que la psychanalyse pourrait éclairer le mystère du monde ». Dans sa démarche, dont un critique belge note, dès 1927, qu’elle est fondée sur « la froide raison », rien n’est donc laissé au hasard. Il prétend en avoir pris conscience en 1932, en « voyant » son prochain tableau, « Les Affinités électives », où l’on découvre qu’un œuf a pris la place de l’oiseau dans une cage. C’en est fini des rencontres fortuites, des rapprochements arbitraires. La poésie des images, désormais, sera construite.
Un homme qui pense
Et peut-être l’a-t-elle toujours été. « Je ne suis pas un artiste. Je suis un homme qui pense », affirme-t-il. Et pourquoi le statut de ses images serait-il inférieur, dans la transposition de la vie de l’esprit, à celui du verbe et de la philosophie comme le veut la tradition néoplatonicienne ? Loin du Magritte « surréaliste parmi d’autres », l’exposition du Centre Pompidou s’attache à un Magritte dialoguant avec les philosophes (le dernier d’entre eux sera Michel Foucault et leur correspondance débouchera sur un texte du philosophe français, publié en 1973, Ceci n’est pas une pipe) et dont tout l’art est centré sur la résolution de « problèmes ». Quels sontils? Didier Ottinger, commissaire de l’exposition, en a distingué cinq, tous apparentés à un mythe ou un récit antique et évoqués dans son œuvre par des motifs récurrents. On y trouve notamment l’ombre (mais aussi la grotte, le feu, l’espace clos et l’ouverture de la fenêtre ou de la porte) et la caverne de Platon, l’usage des mots et l’épisode des Tables de la Loi, le corps fragmenté confronté à l’idéal de beauté absolue imaginé par Zeuxis. Magritte, peintre conceptuel ? Le propos trouve une confirmation dans l’influence que le peintre exerce, à partir des années 1960, sur toute une génération d’artistes américains, au premier rang desquels Jasper Johns et Robert Rauschenberg, tout comme sur les tenants du Pop Art, tous observateurs et collectionneurs avisés de ses toiles. De quoi rejoindre l’affirmation faite par son ami Louis Scutenaire, en 1964 : « Grâce à Magritte, la peinture abandonne son emploi d’amuseuse de l’œil, d’excitant ou d’exutoire sentimental, pour aider l’homme à se trouver, à trouver le monde ».